Une maraude littéraire avec Sophie Chabanel

Une maraude littéraire avec Sophie Chabanel

Sophie Chabanel Headshot
Publication sur le Huffington Post : 19/03/2015 07h17

SOCIÉTÉ – J’ai accepté l’invitation tout de suite. Proposer des livres à des personnes à la rue, quelle belle idée. Dans notre camion, un jerrican d’eau chaude, des dosettes, des touillettes, quatre bénévoles de la Croix-Rouge lyonnaise et une libraire volontaire. Comme une dizaine de collègues de la librairie Decitre, elle participe régulièrement à la maraude organisée par le Fonds Decitre, avec sa caisse de livres. En chemin, Delphine, responsable de tournée, me rappelle l’objectif premier du Samu social : aller à la rencontre des personnes à la rue, discuter. Les bénévoles échangent des nouvelles de quelques fidèles. Abdenour, Janine, Philippe, Bachir. A la façon dont sont prononcés les prénoms, on sent que ces rendez-vous comptent autant pour eux, les bénévoles. Fidèles, ils le sont aussi.

Dans la rue, le café se boit sucré

Premier arrêt derrière Perrache. A peine le moteur coupé, Bachir se précipite, furieux d’avoir attendu pour rien, hier, à Grange-Blanche -depuis cette semaine, certains arrêts ont été supprimés, pour rencontrer de nouvelles personnes. “Vous vous rendez compte, hier soir, le camion n’est pas venu!”. Ce rendez-vous manqué est une trahison. Arnaud explique, Fred prépare un café avec deux sucres. Les habitués, on connaît leur nombre de sucres. Deux, le plus souvent: dans la rue, le café se boit sucré.

Un homme s’avance, regard brillant, sourire vague, cannette à la main. Bière Lidl, précise-t-il, l’élocution vaseuse. “C’est comment, votre prénom?” demande Sonia. “Bill Gates, ou alors RAF, rien à foutre. J’ai une devinette: qu’est-ce que c’est qu’un spermatozoïde avec une valise?” Silence. Il ménage le suspense, ou ne sait plus où il en était. La réponse vient enfin: “C’est un représentant de mes couilles”. Je souris, sa blague en vaut une autre. Moue de Delphine. Le graveleux est une pente dangereuse. Pour se rattraper peut-être, l’homme déclame Mignonne, allons voir si la rose. A sa seule hésitation, Claire, la libraire, complète la strophe -je n’aurais pas su. Un clochard poète, cible idéale pour nos livres. “Pas mon truc”, répond-il, avec son sourire aviné. Son truc, visiblement, c’est plutôt le spectacle vivant: déjà, il a enchaîné sur une interprétation de Nuit brésilienne en plein Paris, c’était la folie!

Dormir sous les ponts

Deuxième arrêt, au pied de la cathédrale illuminée. Un jeune homme voûté arrive vers nous, accompagné d’une jeune fille énergique. Elle n’est pas à la rue, elle est venue passer un moment avec son frère. “C’est super, ce que vous faites avec les SDF”, remercie-t-elle. Soudain volubile, Jonathan explique qu’il est content d’être revenu à Lyon, il a passé un peu de temps à Paris, et c’était bien plus dur -on se demande comment c’était, à Paris. Un livre, ça les tenterait? Jonathan n’aime pas trop lire, mais Elodie aime bien, surtout Stephen King. Claire lui propose un policier et prend note, sur son calepin. Quand une personne cite un auteur, on l’ajoute dans la caisse, au cas où.

A l’entrée du pont de l’Université, Arnaud gare le camion, pour aller voir Abdenour. Nous dépassons un homme en fluo, harnaché au-dessus du Rhône, qui répare l’éclairage. Quelques marches, nous voilà sous le pont. Longtemps, j’ai cru que dormir sous les ponts était une façon de parler. Jusqu’au jour où je suis tombée nez à nez avec une couverture et une assiette, sous une arche du Pont-Neuf.

Dans l’obscurité, une forme, allongée sur le sol. “Vous voilà!” s’exclame Abdenour, emmitouflé dans son sac de couchage. Delphine s’assoit par terre. Retrouvailles chaleureuses entre amis, je m’éloigne. Le visage d’Abdenour est dans la pénombre, je vois juste sa main, fine et soignée, qui ponctue ses paroles. Une main volubile, heureuse de parler.

Petit bruit, derrière. Un chat approche. Pas trop maigre, grâce aux bons soins d’Abdenour, mais il se jette tout de même sur les croquettes, énormes, proposées par Sonia. Zut, elle a pris les croquettes pour chien. “Il va bientôt aboyer”, plaisante Abdenour.

On les a virés, mais on les a virés où?

Minuit moins cinq. Gare de Perrache, juste avant la fermeture. Déserte, à part quelques vigiles. “On les a virés, je veux bien, mais on les a virés où?” s’interroge Claire. Fred et Sonia ramènent de la salle d’attente une jeune femme, enveloppée d’un long manteau. Maria dit être arrivée en train aujourd’hui -en fait, elle est souvent ici. Je lui indique la permanence médicale de la place Carnot. Malgré les couches de vêtements, il me semble qu’elle est enceinte. En remontant dans le camion, Delphine regrette d’avoir accepté de rendre notre place d’hébergement au 115: on aurait pu lui proposer.

Petit détour par la place Jean-Macé. L’autre équipe qui sillonne Lyon a vu Philippe en début de soirée, et a cru comprendre qu’il était viré de son squat. Il est là, en effet, sous l’arche du tunnel, debout, immobile. Rien d’un clochard, sinon son cabas. “Bonsoir Philippe, ça va? – J’attends des potes.”. En plus du café, Delphine réussit à lui donner un sac de couchage: ça rentre pile dans son sac, ça peut toujours servir à quelqu’un. Il se fait prier, accepte enfin, pas dupe. Et un livre, ça vous dirait? Pourquoi pas, il aime bien les romans. Je lui tends La Plaisanterie de Kundera, et raconte le début, ce jeu idiot entre deux fiancés qui dégénère. Philippe est intéressé, et pas pressé de nous voir partir. “En fait, le sujet, c’est quoi? -Savoir qui nous sommes vraiment, propose la libraire. -La complexité des relations humaines”, dis-je à mon tour. Il nous demande quand nous reviendrons, pour nous dire s’il a aimé.

“On peut vous taxer un peu de bouffe?” Trois jeunes s’approchent, piercings, rangers, chien. “On peut d’abord se présenter”, suggère Delphine. Fred prépare un chocolat, Arnaud propose sandwiches, café et croquettes. Zut, on n’a plus que des croquettes pour chat. “II va bientôt se mettre à miauler”, rigole la fille. Je lui donne dix-sept ans au plus, comme à l’un des garçons.

“Et un livre, ça vous dit?- Non merci, répondent-ils en chœur. -Moi, il me faudrait Comment draguer une meuf quand on est dehors, ajoute Fifi, le plus âgé”. Je souris. “Vous devriez l’écrire!” Il rigole, approche de la caisse. Tout en répétant qu’il n’en veut pas, il touche les livres, tombe sur le mien. “Celui-là, c’est le mien, vous aurez une dédicace en prime. -Vraiment? C’est énorme!” s’exclament les deux gamins, réveillés tout à coup. Je fais épeler les prénoms  -celui de la fille est étrange, étrusque explique-t-elle. Ils repartent, contents. Ils ont eu de la bouffe, et un livre dédicacé. Bread and roses. Je cherche d’où vient l’expression, sur Wikipedia. Un poème de James Oppenheim, repris lors de grèves ouvrières: “Hearts starve as well as bodies: give us bread, but give us roses”.

Deux heures du matin, déjà. Debrief dans le camion. Une bonne soirée, malgré quelques détails : on aurait peut-être pu éviter Fourvière, on n’aurait peut-être pas dû redonner notre place d’hébergement si tôt. Peut-être, peut-être pas. La maraude ne se prête pas aux certitudes. Au local, nous retrouvons l’autre équipe. Ils ont vu trente-deux personnes, nous seize. Trente-deux, c’est bien. Seize, c’est bien aussi. Un seul livre, une seule poignée de main, cela aurait valu la peine.